L' héritage

Ce qui reste de la famille archaïque,

je crois que ce sont mes aiguilles.

Avant on tissait, maintenant ils tissent dehors.

Avant on faisait nos vêtements, maintenant ils les font dehors.

Avant on faisait nos balais, maintenant ils font les aspirateurs dehors.

Avant on faisait notre pain, maintenant ils le font dehors.

Avant... maintenant...

Alors maintenant moi, j'aspire la poussière avec l'aspirateur,

je coupe ma viande avec le couteau électrique,

je monte mes oeufs avec le batteur électrique.

J'achète ma petite usine personnelle, en allant travailler dehors,

dans une plus grande usine pour y être payée.

Mais les aiguilles restent.

Je tiens à mes aiguilles

on aura du mal à me les arracher.

Je veux parler à partir de mon héritage de femme,

il me pèse et je ne peux le renier sans me renier moi-même.

Faire des choses presque impossibles avec mes aiguilles,

tricoter du fil de fer avec elles,

transformer le masculin en féminin,

porter ce qui est à l'intérieur à l'extérieur,

grossir pour dehors, ce qui est presque invisible dedans.

Montrer un travail de femme qui explose,

fait craquer le passé, rugir le présent, libère l'avenir.

Tricoter un pull immettable,

des pailles de fer inutilisables,

des sacs de ménagères importables.

Tordre du laiton, chercher.

Rendre souple ce qui est rigide,

rendre fort ce qui est souple,

chercher, sans oublier.

Juillet 1976

 


LE TRICOT

Charpie au point mousse. 2m70 sur 1m30 - 1970

Le tricot
Le tricot

C'est en 1970 que Raymonde Arcier commença la réalisation de vastes tricots au point mousse. Ces oeuvres critiquent les activités traditionnelles féminines, tout en rendant hommage aux femmes qui les ont réalisées. Ici des manches à balais remplacent les aiguilles.

 

« Le tricot » fut un constat. Cette chose concrète, quotidienne, existait mais trop silencieuse pour être visible. Je l’ai grossie à outrance. J’ai été la première perplexe devant ses nœuds qui se faisaient et refaisaient à l’infini ».



MERE ET PETITE MERE

Kapok et tissus, 2m60 et 1m80 de haut. 1970

 

Raymonde Arcier essayait de se libérer de ce travail ménager en le faisant gigantesque, décalé, démesuré, à la mesure de l’oppression subie. Symboliser ainsi ce qui avait été tu pendant des décennies offrait un moyen de s’exprimer et de concrétiser un vécu, dans le but libérateur que cette prise de conscience se propage et que ces tâches rendues visibles soient reconnues et partagées.

"Mère et petite mère" a été exposé à la foire des Femmes en 1973 à Vincennes et à Féminie-Dialogue en 1976

« Mère et petite mère » furent avant tout : la ratatouille et le tas de vaisselle. Je suis restée quand même étonnée devant cet héritage féminin, rythmé au son et au geste répétitifs d’une batterie de cuisine ».

 



JEU DE DAMES

8 serpillères propres avec 8 serpillères sales. 1971

Jeu de dames
Jeu de dames

Jeu de dames est une œuvre abstraite extraite de ce quotidien tant décrié, prouvant une réutilisation possible et ironique de ces objets asservissants. Mais on lit aussi l’attachement que les femmes avaient à ces tâches connues et transmises, et l’ambivalence vécue.

 

"J'ai décrit également avec crudité et ironie, le lien qui unit la ménagère à la serpillère, en cousant une serpillère propre à une sale jusqu'à concurrence de 16 serpillères. D'où mon Jeu de dame. Je nettoie, ils salissent. Je salis sans qu'ils nettoient. J'interdis de salir."

 



FAIRE SES COURSES

1m50, nylon, skai, plastique, 1971

 

Dans l'idée de se libérer du travail ménager, Raymonde Arcier réalisa une série de sacs à provisions démesurés et importables, dénonçant ainsi leurs fonctions.

"Ma série de sacs ménagères a voulu dans le même esprit porter aux yeux de tous, l'immense labeur des femmes... Ces sacs ne me semblent pas encore assez grands pour illustrer le temps, l'énergie, l'argent, la fatigue, le plaisir, passés à les remplir, à les vider, à les remplir."



HERITAGE, LES TRICOTS DE MA MERE

2m60, 3m d'envergure, 1972-1973

 

Par cette opération d'agrandissement d'objets quotidiens, travaillés dans une matière dure, Raymonde Arcier met en évidence une transgression de ce qui est connoté féminin ou masculin. Elle montrait ainsi que les femmes effectuaient quotidiennement des tâches rudes et immenses qui n'étaient ni reconnues ni rémunérées. Le gigantesque chandail a été exposé à la Biennale de Paris en 1977, lieu de consécration artistique qui s'était ouvert à des oeuvres plus revendicatives.

"C’est seulement à partir du pull-over que j’ai soupçonné ma démarche, aidée de ceux qui me nommaient déjà « artiste ». Et, c’est ainsi que moi, née de ton ventre ma mère, comme tu aurais pu naître du mien, je fabriquais cet immense pull-over. Ma mère, ce pull-over, cet héritage qui est le tien donc le mien, éventre les murs de nos appartements étroits, ses manches veulent sortir par nos fenêtres. Le pull-over que tu m’as tricoté, je l’ai refait derrière toi, sans pouvoir le contrôler, le commander, faire aimer à tout prix. Il veut marcher tout seul, il est devenu indépendant de toi, de moi, ça te fait peur, moi ça me rend joyeuse".



PAILLE DE FER POUR PARQUEES

Fil de fer au point mousse - 2m50 sur 80 cm, 5kg environ, 1973-1974

 

PAILLE DE FER POUR CA(SSE)ROLE

Fil de fer au point mousse - 1m de diamètre, 5kg environ, 1973-1974

 

Raymonde Arcier tricota des éponges métalliques au fil de fer. Afin de s'en libérer, de le faire reconnaître et de le partager, elle traite le labeur ménager sur le mode du gigantesque, du décalé et du démesuré, à la mesure de l'oppression subie.

 "Ma sœur, à peine le pull était-il terminé, que je, tu t’escrimais à gratter l’éponge métallique le fond de la casserole et le bois du plancher où le lait avait cramé et débordé. Un fil s’en détacha et me griffa la main tout entière, rageuse je le tirais vers moi et l’éponge se dévida. Vite, je pris mes aiguilles à tricoter, que j’avais fabriquées un instant plus tôt, dans le manche du balai qui m’avait aidée à nettoyer les chambres, et je retrouvais avec elles la douceur du point mousse que ma mère m’avait appris. Le fil de fer devenait souple et très doux, un grillage bizarre se formait et bientôt m’entourait complètement, il bougeait au rythme de mes aiguilles. Consciemment je reconstruisais une de mes prisons, la revivant avec des nœuds-barreaux malléables, qui s’élargiraient et s’ouvriraient à mon désir de partir. Sous mes doigts hâtifs des milles mètres de fil de fer au point mousse naissaient, la télévision en avait le teint brouillé et la radio hoquetait, je les entendais marmonner : « parasites », « parasites ». Cette injure était-ce plutôt ma conscience culpabilisée de femme maniaque, d’avoir laissé le plancher sale pour inventer une paille de fer inutile, qui me la murmurait ? Une paille de fer fantastique, hors du rôle qui lui était assigné, se recréait par une femme qui osait lui donner son vrai langage et pour tous sa fonction à partager. Ceci n’est pas encore compris par la majorité masculine qui continue à se faire récurer par ses boniches".

 

Pailles de fer, dehors - L'héritage

 



PAILLE DE FER POUR GIRLY ou voir la vie en rose en 2017

Environ 4kg de fil de fer, tricoté au point mousse, projection de peinture pour métal. 2017



AU NOM DU PERE

Toile de jute, kapok, mousse de polyester, coton au crochet, coton et cuivre au point mousse. 2m65 de haut – 1975-1976

 

 
Une immense femme occupe l'espace d'exposition, bien campée sur ses deux jambes et les bras écartés en croix, crucifiée aux tâches ménagères et sexuelles. Elle porte un miroir en guise de pendentif, éternel symbole de la beauté féminine et de la douleur de se voir vieillir et ne plus correspondre aux critères de beauté instaurés par la société. Tâches ménagères démesurées, maternité pesante, sexualité subie, diktats d'une beauté idéale : c'est une image à la fois ironique et terrifiante.

"Au nom du père" fera la une de "la Revue d'en face" (revue de politique féministe) en mars 1979.

 

En février 2017, "Au nom du père" resurgit lors de l'exposition L'esprit français, Contre-culture 1969-1989, à la Maison Rouge à Paris et rencontre un tel succès que, grâce à Floriane de Saint Pierre, le Centre Pompidou de Paris décide de l'adopter. 

 

 

"Ma mère, porteuse de la loi du père, tu m'as légué un coeur qui baigne dans le 19é siècle et une tête qui surnage dans le 20é, maintenant il me faut m'accoucher seule pour recoller les morceaux".



OCCLUSION INTESTINALE OU RECHERCHE DU FEMININ-MASCULIN ET DU MASCULIN-FEMININ

Laiton au crochet, 1m20 sur 1m50, environ 20kg, 1977-1978

 

Cette oeuvre est une métamorphose symbolique. Le laiton, matériel d'homme, en étant tricoté devient féminin et donc plus souple.

« …des kilomètres de culs de sacs, de croisements, de sens interdits, de côtes, de pentes, de sentes, de couloirs, se crochetaient joyeusement. 3 kg de laiton, conquérants mais vaincus, restaient prisonniers. 12 kg s’écrasaient, s’entassaient, s’asphyxiaient pour se frayer une voie de piétinements, de rebrousse-chemins, de retours en arrière et de tourner en rond. 14 kg se finissaient et j’attaquais le kg suivant. Je comprends maintenant que cette recherche se poursuivra ma vie durant. Je continue donc, de temps à autre à crocheter du laiton, je l’oublie certains jours pleine d’une joie timide, pour y revenir obsessionnellement, déçue mais butée dans mon espoir de trouver surtout mon féminin réel dans son masculin truqué, en même temps que j’expose ici, mon masculin peureux en montrant mon féminin prisonnier. Nous sommes en novembre 1977, la première année du labyrinthe vient de se terminer, sa deuxième année commence avec son 16é kg de laiton ».



MANIAQUERIE

Charpie d'un drap de lit, fait au crochet – 1979

A l'origine du "Sac de noeuds", cette sculpture crochetée de lamelles de coton a aujourd'hui disparu.



SAC DE NOEUDS

Ficelle crochetée, 30 kg – 1982

"Sac de noeuds" est né d'une relation amoureuse insatisfaisante. Il est tricoté avec de la grosse ficelle dans un manche à balais.



AR(T)MURE POUR ART(R)ISTE

Maille primaire reproduite avec du laiton, 50 kg environ – 1981

 

Sculpture crochetée d’un fil de laiton épais. Elle est hérissée de clous pour se protéger et agresser. Elle a sous son heaume un regard cruel. Raymonde Arcier a conçu cette armure pour se faire une carapace : le monde de l'art l'effrayait.